Ann Callaway au Crazy Coqs

Souvent, les biographies d’Ann Hampton Callaway laissent entendre qu’elle est surtout célèbre pour avoir écrit et interprété le générique de la série américaine des années 90 The Nanny, pour sa nomination aux Tony Awards avec la comédie musicale Swing! (2000), ou encore pour avoir composé la chanson que Barbra Streisand a chantée à James Brolin le jour de leur mariage. Ce sont là des faits incontestables, bien sûr, mais cette artiste de premier rang restera avant tout, pour moi, l’incarnation même de ce que le cabaret a de plus rare, de plus envoûtant et de plus profondément émouvant. Se laisser divertir, c’est une chose ; Callaway, elle, vous invite à tirer une chaise, à vous installer tout près et à entrer dans son monde intime, professionnel et artistique, à travers un récit musical d’une finesse et d’une élégance rares.

Ce soir-là, elle puise dans ses spectacles précédents pour rendre hommage à une constellation de chanteuses, compositeurs et auteurs-compositeurs qui l’ont marquée et nourrie. On y croise Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan, Peggy Lee, Linda Ronstadt, Carole King, Joni Mitchell, Barbra Streisand et, vers la fin, John Lennon.

Un bijou succède à l’autre, mais il n’est absolument pas question d’imiter les versions légendaires de « Misty », « Fever », « Tracks of My Tears » ou tant d’autres. Au contraire : Callaway s’accompagne au piano et réinvente ces chansons dans un style qui n’appartient qu’à elle, avec une musicalité hors pair, une voix capable de passer en un instant de la puissance à la plus extrême tendresse sur plusieurs octaves, et un scat qui semble faire naître tout un orchestre de sa seule gorge. Son phrasé, ses arrangements si personnels peuvent vous faire redécouvrir une chanson archiconnue comme si vous l’entendiez pour la première fois.

Parmi les moments les plus forts, il y a cette lecture bouleversante de la fragilité amoureuse dans « Will You Love Me Tomorrow? » de Carole King, ou encore le désir brûlant et la vitalité de « Being Alive » de Sondheim (associé ici à « People » de Jule Styne et Bob Merrill). Ce dernier titre reste indissociable de Streisand, avec qui Callaway a souvent collaboré. C’est d’ailleurs Streisand qui lui avait commandé des paroles sur une mélodie de Rolf Løvland pour la chanter à son futur mari en 1998. On savoure l’anecdote : Callaway raconte avec malice cette commande peu banale et l’effet qu’a produit « I’ve Dreamed of You » ce jour-là (« même les hommes hétéros ont pleuré », dit-elle en riant).

Il y a aussi de la place pour quelques-unes de ses propres compositions, certifiées platine : une valse jazz délicieuse, « The Moon Is a Kite », née d’un poème quotidien écrit pendant le confinement, et, après une interprétation très personnelle et poignante de « Imagine » de Lennon, « At the Same Time », ce magnifique plaidoyer pour la paix qui résonne terriblement aujourd’hui (« Quand il s’agit de penser à demain / Nous devons agir pour notre fragile destin / Dans cette vie précieuse il n’y a pas de temps à perdre / Le moment est venu de former une seule famille »).

J’ai été particulièrement touché qu’elle me remercie personnellement, moi qui suis à la fois critique et artiste de cabaret, pour lui avoir fait découvrir, lors de son passage parisien à l’automne 2023, le dernier vrai cabaret français encore en activité, Les Trois Mailletz, ainsi que la péniche Du Son de la Terre – des lieux où les Parisiens attendent déjà son retour avec impatience.

Il y a deux semaines, au début de son spectacle à Londres, Callaway avait plaisanté en prévenant le public qu’elle allait évoquer tant de spectacles passés qu’il fallait se préparer à une performance de vingt-quatre heures. Hélas, ce n’était qu’une taquinerie : les quatre-vingts minutes de pur bonheur musical sont passées beaucoup trop vite. Elle dit elle-même que chanter au Crazy Coqs, c’est « comme chanter dans une étreinte humaine » – et c’est exactement ce qu’on ressent en sa présence.

Ne ratez sous aucun prétexte cette immense artiste du cabaret en live. Et si vous voulez prolonger le plaisir ensuite, il vous reste toujours ses 83 albums (en solo ou en invité) pour continuer l’exploration. Entendre Ann Hampton Callaway, c’est déjà un massage de l’âme ; la voir sur scène, avec son humour vif et son goût immodéré pour le name-dropping élégant, c’est tout simplement irrésistible. Pouvoir assister à Paris à l’un de ses concerts en duo avec sa sœur, la merveilleuse Liz Callaway, déjà applaudie au Châtelet et à la Philharmonie de Paris, serait un plus grand délice encore, vu l’harmonie céleste de leurs deux voix, le soprano de Broadway de Liz se mariant parfaitement avec la chaleur profondément jazz d’Ann.

Laisser un commentaire